« Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie pas autre chose sinon qu’on le forcera à être libre. » (Rousseau, Du Contrat Social, 1762)
N’avez-vous jamais pensé que certains concitoyens tire-au-flanc n’étaient pas dignes des mêmes droits que vous ? Ce type de problème civique récurrent sera bientôt résolu en Chine grâce au projet de Système de Crédit Social mené par le gouvernement.
« La justice sans les big data est impuissante » (Pascal)
Ce projet est coordonné depuis 2014 par le sympathique Groupe Directeur Central des Réformes Exhaustives en Profondeur (ça passe mieux en chinois), et des projets pilotes sont menés actuellement par huit entreprises privées. Le principe : comme pour un permis de conduire à points, un score national de confiance sera obligatoirement attribué à chaque citoyen dès 2020.
Imaginez vos likes Facebook ou les points Tripadvisor appliqués à vos compatriotes, mais avec des conséquences sérieuses.
Par un ingénieux système de notation globale et grâce aux miracles du big data, votre karma deviendra enfin une réalité tangible et quantifiable ! Le but : l’intégrité sociale (社会诚信) de chacun ou, en d’autres mots, forger le citoyen modèle. Au lieu de perdre du temps à savoir si tel citoyen est digne ou non de confiance, il suffira de regarder son score reflétant sa vie de saint ou de fauteur impénitent.
Science fiction ? Voyez le modèle déjà mis en oeuvre par Sesame Credit, une filiale bancaire du géant du commerce en ligne Alibaba, la version chinoise d’Amazon. Un algorithme secret ingère les facteurs suivants avant de régurgiter un score sur votre personne compris entre 350 et 950 points :
- La classique credit history : vous payez vos factures à temps ?
- Habitudes et préférences personnelles : qu’est-ce que vous achetez ? Si vous achetez plus de jeux Nintendo que de couches Pampers, votre score sera moins bon. Comme l’explique brillamment Li Yingyun, Directeur Technologie de Sesame, « Quelqu’un qui joue aux jeux vidéos 10 heures par jour, par exemple, sera considéré comme une personne paresseuse. Quelqu’un qui achète fréquemment des couches sera probablement un parent, qui en moyenne est susceptible d’avoir un sens des responsabilités».
- Relations interpersonnelles : transmettez-vous assez d’« énergie positive » sur les réseaux sociaux, pour reprendre l’expression de Sesame ? Par exemple, si vos amitiés en ligne sont respectables et que vous publiez régulièrement des petits messages louant la nouvelle politique économique du gouvernement, votre score sera meilleur.
Le système est donc parfaitement pensé pour ne laisser passer aucun comportement délétère. On vous laisse imaginer la note d’un syndicaliste CGT membre du club local de compétition Call of Duty si la France bénéficiait d’un tel système de crédit social.
Surveiller et punir : les implications d’un mauvais score social
Quelles sont les conséquences d’un mauvais score social, hormis quelque soucis de réputation ? Un taux d’intérêt sur emprunt plus élevé que la moyenne ?
Le gouvernement chinois est plus créatif et ambitieux, il détaille ainsi dans ses documents officiels la conversion de vos points. Si vous avez un score social assez bas, vous êtes responsable d’une « rupture de confiance » et donc « des restrictions sont imposées partout ». Quelques exemples de sanctions inventives :
- Vous perdez le droit d’accéder à une fonction publique et aux métiers du journalisme et du droit ;
- Vous perdez l’accès aux indemnités sociales ;
- Vous perdez le droit à un lit dans les trains de nuit ;
- Votre connexion internet sera moins rapide ;
- Votre accès aux hôtels et aux restaurants de haute qualité sera restreint (oubliez les deux étoiles ou plus) ;
- Vous ne pourrez plus voyager librement en dehors du pays, et quand vous le ferez, des restrictions s’appliqueront à votre consommation (comprenez qu’il faudra dire adieu aux soirées folles). On n’est donc pas très loin de l’épisode Nosedive de la série de science-fiction Black Mirror, où l’héroïne, faute de likes en quantité suffisante, n’est pas autorisée à prendre l’avion…
- Depuis octobre, le gouvernement prévoit également de publier sur des sites publics le nom des personnes ayant fait défaut de paiement. Un quart d’heure de gloire inespéré pour les misérables inconnus gérant aussi mal leur dette que leur notoriété…
Le but est évidemment que les mauvais comportements soient dûment sanctionnés. Selon Hu Tao, PDG de Sesame, le système est fait de telle façon que « les personnes peu dignes de confiance ne puissent louer une voiture, emprunter de l’argent ou même obtenir un job ».
Quelle réponse parfaite à la fable de l’Anneau de Gygès racontée par Platon dans La République et qui pose une question fondamentale : si l’on pouvait se rendre invisible, respecterait-t-on la morale et les lois quand bien même elles nous sont désavantageuses ? Grâce au Système de Crédit Social, les termes sont renversés : il est toujours désavantageux de ne pas suivre la morale et les lois ; et ne songez même pas à devenir invisible car avec la collecte de vos données personnelles, l’intelligence artificielle et la reconnaissance faciale, plus rien n’échappera au Grand Oeil.
Songez-y. Comme le citoyen chinois de 2020, vos data pourraient un jour déterminer votre type de continuation – bonne, ou mauvaise.