Une exposition fait fureur à la Saatchi Gallery de Londres, un haut lieu de l’art contemporain. Son sujet : le selfie, de la préhistoire à nos jours. « Le smartphone est devenu un outil d’expression artistique » révèle Huawei, le fabricant télécom chinois partenaire de l’exposition. Bonne Continuation s’est rendu sur les lieux pour acclamer une révolution du jugement esthétique.

On le décrit comme futile, égocentrique, raté, commercial… Le selfie est un bouc émissaire habituel de l’esthète né au XXème siècle. Mais est-il vraiment cette fausse couche d’appareil photo qu’on décrie, ou le moyen de nous rendre enfin, nous le peuple, tous artistes ? Avec 93 millions de clichés par jour, l’humanité joue gros sur ce pari pascalien.

La définition du selfie est souvent réductrice.Prenez celle du dictionnaire Oxford, depuis 2013 « une photographie qu’on a pris de soi-même, typiquement à l’aide d’un smartphone ou d’une caméra et partagé sur les médias sociaux ». Au cours de la conférence organisée par la gallerie Saatchi, des experts du Beau ont permis au grand public d’aller bien plus loin. Comme le dit le journaliste Will Storr avec moult pertinence : « Le monde du selfie a 2500 ans d’histoire. En Grèce Ancienne, il fallait être un battant et un individu pour laisser une marque, et cela a évolué vers une adoration du moi Le selfie est la traduction moderne de cela. De ce point de vue, Van Gogh et Kim Kardashian ne sont pas si différents ». Quelle culture, et quelle virtuosité dans le paradoxe contrôlé, provoquant tout en étant profond ! Mais ce n’est pas tout. Pour Glory Zhang, Chief Marketing Officer de Huawei émue par la puissance de l’art, le smartphone « auquel nous avons tous accès » est même « devenu un outil d’expression artistique » qui nous permet de « partager notre créativité intérieure ».

L’industrie du smartphone serait-elle donc au service du genre humain ? Bons continuateurs, arpentez avec nous les coulisses d’un art prometteur.

Premiers pas dans la salle des autoportraits.

On a trop oublié que ce qui constituait une œuvre d’art, c’était le public. Le selfie rétablit l’empowerment de l’esthète. Liker, c’est voter pour le beau. Grâce à un smartphone Huawei relié à un écran plasma dernière génération, le visiteur de l’exposition peut nonchalamment booster le nombre de cœurs sur un autoportrait de Courbet. Là on comprend effectivement que ce n’est pas n’importe quelle photo de profil facebook pris avec un smartphone de seconde main qui peu rivaliser avec un selfie XIXème siècle de cette classe.

Ça permet aussi d’avoir enfin un critère objectif et simple d’accès du beau. Plus besoin d’un diplôme des Beaux Arts pour établir que Courbet, c’est au-dessus de Dürer (avec 13,255 likes, le pauvre exhibe clairement moins de swag que les autoportraits de ses camarades comme Picasso et Van Gogh qui dominent le game).

Passons aux autoportraits du XXIème siècle.

Pourquoi se donner la peine de poser un titre et un commentaire à côté d’une photographie que tous le monde reconnaît? Le selfie de célébrité casse les barrières culturelles entre les sens de l’œuvre d’art et l’intelligence du spectateur. Nul besoin d’avoir un capital culturel pour décrypter l’image : les personnages sont connus, le contexte est futile, les curateurs impuissants.

La démocratie de la culture réelle  – celle du commentaire expert sur Brad Pitt  à la portée de tous -, c’est maintenant.

Le selfie ne serait-il qu’un exercice narcissique ? Peut-être, mais « ce n’est pas un «je» replié sur lui-même, il fait partie d’un discours. C’est un portrait de soi dans le monde. Un usage retourné du mobile, mais retourné vers un sujet qui est dans le monde et qui parle avec le monde » démontre Laurence Attlard, maître de conférences à Paris-III et co-directrice de l’ouvrage Téléphone mobile et création (Armand Colin).

Démonstration ci-dessous.

La théorie esthétique de Laurence Collard va plus loin : « l’action est liée à sa représentation. Pas tant pour s’en souvenir, mais pour théâtraliser le moment présent ». Procédure détournée d’une manière clairement post-cornélienne (#illusioncomique) dans la mise en abîme ci-dessous.

Roland Barthes disait dans La Chambre Claire que l’intention de la photographie « est simple, banal; aucune profondeur: « Ca a été. » » Churchill a été – la preuve, ce selfie réalisé à l’aide de l’iPhone 5 de l’ex-premier ministre britannique.

L’art, c’est aussi une forme de contestation politique. Une dénonciation. Dénoncer l’emprise du selfie par le selfie. Un accouchement royal doit-il se soumettre à la dictature du rythme BFMTV?

Devenir un artiste selfie est aussi parfois une question de vie ou de mort.

Le nombre de morts liées aux selfies grimpe d’année en année, selon une étude menée par des chercheurs américains. En 2014, le chiffre était de 15 – soit déjà un nombre plus élevé que les personnes mortes des suites des attaques de requin pour la même année. Rien qu’au cours des premiers 8 mois de 2016, on en comptait 73.

La cause de mort selfie la plus fréquente est liée aux hauteurs. Elle survient lorsque l’artiste tombe malencontreusement d’une falaise ou d’un bâtiment particulièrement élevés, après le cliché d’une vue imprenable sur soi-même et sur l’abîme.

Notons qu’il y a une diversité géographique dans l’explication première des morts selfies. Les auteurs de l’étude prennent soin de remarquer qu’en Inde, la principale cause est liée aux trains, une pose sur des rails étant considérée comme particulièrement émouvante dans le pays.

L’exposition rend hommage à ces Narcisse des temps modernes, tombés amoureux de leur reflet numérique #nofilter un instant avant le dénouement fatal.

Aux auto-entrepreneurs du Beau qui n’ont pas encore connu la gloire : bonne continuation.

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