Pourquoi cette habitude et même ce désir de règles sans cesse plus nombreuses et intrusives dans la société  ? David Graeber, anthropologue anarchiste à la London School of Economics et bon continuateur dans l’âme, tente d’y répondre dans son essai sur la bureaucratie L’Utopie des Règles. Revue de cet ouvrage percutant.

La paperasse : un partenariat public-privé

Difficile de cerner le terme de bureaucratie. Et pourtant, interagir avec la bureaucratie est la principale habitude de l’individu moderne – de la tristement célèbre déclaration de revenus 2042 au vigile de caisse au supermarché qui exige qu’on prouve un âge valide à l’aide d’une carte d’identité âprement renouvelée pour être enfin autorisé acheter sa piquette à 4 euros certifiée AOP par l’INAO.

Commençons donc par clarifier ce concept. Nombreux sont ceux qui comprennent la bureaucratie comme un corps d’administrateurs non élus – ceux qui sont employés par l’Etat pour vous emmerder par opposition aux travailleurs du privé qui font marcher la société. Dans son livre, David Graeber réfute cette opposition marché versus gouvernement. « Il s’avère qu’entretenir une économie de marché libre exige mille fois plus de paperasse qu’une monarchie absolue de type Louis XIV » – aphorisme révélateur que le lecteur prend en pleine figure. Vu sous cet angle, on peut être assez d’accord avec Graeber. Vous rappelez-vous la dernière fois que votre banquier vous a fait remplir un formulaire pour obtenir une carte de crédit ? Pire, comment il vous a expliqué le taux d’intérêt variable ? Et ces moments de comptabilité créative où vous remplissez votre fiche horaire pour les voyeurs refoulés des RH ? Public, privé : cela importe peu.

Science sans conscience crée des emplois

Deux éléments caractérisent la bureaucratie, selon Graeber. D’abord, son esprit : la rationalité technique, qui justifie tout. La préoccupation du bureaucrate est de comment faire une chose plutôt que pourquoi la faire. Les fonctionnaires tenteront d’accomplir le plus efficacement possible la destinée nationale posée par le gouvernement en place, que cette destinée soit le rayonnement culturel, l’application littérale de la Bible, ou la déportation des nains de jardin.

Mais efficacité est-il le meilleur mot pour qualifier vos correspondances avec le Trésor Public ou l’achat de votre ticket de train au tarif malin en 3 étapes ? Peut-être pas. Par contre, votre prise de tête est un des secteurs qui génèrent le plus d’emplois : plus précisément les bullshit jobs (« job à la cons »), c’est-à-dire des jobs créés simplement pour faire respecter des règles nombreuses et obscures. Sans ces jobs, combien de nos parents et amis seraient sans emploi (et condamnés à l’herméneutique des formulaires du RSA) !

Deuxième caractéristique : la violence qui sous-tend le respect des règles. Partout où des règles bureaucratiques s’appliquent, police ou procédures de licenciement sont là pour sanctionner les fauteurs de trouble. Selon Graeber, ce rapport de force permet aux législateurs de s’épargner le « labeur interprétatif », cet effort du quotidien pour imaginer et comprendre d’autres individus dans des relations humaines souvent denses, complexes et ambiguës. Le bureaucrate pose les concepts griffonnés pendant ses cours à Sciences Pipo et la populace sera tenue de les piger uniformément. Schématisation, moyennes, pourcentages, benchmarks, leadership, stakeholders, best practices : une simplification du réel qui flirte avec l’expérience d’un bad trip sous LSD dans une salle de marché (sauf qu’elle est légale, et obligatoire de surcroît).

Conclusion : la bureaucratie est en guerre contre l’imagination. Son cauchemar ? Des individus indisciplinés qui jouent, d’une manière un peu trop arbitraire, comme un chat joue avec une souris.

Le saigneur des bureaux : l’heroic fantasy comme anti-dépresseur

Des anti-dépresseurs adéquats sont recommandés par le Dr Graeber. S’il ne vous est pas possible de faire une ablation de la « bureaucracite », pas de panique, il vous reste une échappatoire : l’heroic fantasy. Il n’y a que des essayistes anglo-saxons pour prendre cette référence comme point névralgique d’une démonstration. Pour Graeber, le genre prend son essor en même temps et en réaction à la bureaucratie (avec des grands noms comme J.R.R. Tolkien et C.S. Lewis), et s’y oppose point par point :

  • Opposition absolue du bien et du mal. On ne négocie pas avec des Orcs (plus on en tue, mieux c’est). Les méchants sont tellement méchants que les Conventions de Genève ne s’appliquent pas dans les guerres d’heroic fantasy. Tout le contraire du principe bureaucratique de la neutralité !
  • Le charisme dans le monde épique donne les pleins pouvoirs – en opposition absolue avec la « routinisation de la force » caractéristique de la bureaucratie, qui recommande discrétion et mesure dans « un système complexe de bureaux où ni un seul, ni les meilleurs, ni le petit nombre, ni la majorité, personne ne peut être tenu pour responsable, et que l’on peut justement qualifier de règne de l’Anonyme » comme dit Hannah Arendt. Qu’une chose soit claire : Aragorn n’a ni de CDI, ni de plan retraite à 55 ans à proposer, il n’a fait aucun brainstorming avec sa team et pourtant il entraîne des centaines de combattants futés et affutés avec son discours.
  • Enfin, l’heroic fantasy a une vertu fantastique : elle est honnête dans son obscurité, explicitement remplie d’énigmes et de prophéties dont le sens est une quête pour les héros. La bureaucratie prétend au contraire être transparente, mais sa transparence ultra-vicieuse se fait sur le mode du « Désolé, vous avez bien signé le 13 juin le contrat dont la clause 8.9. alinéa 3 indique que télécharger cette app transfère à Apple la propriété de vos données, de votre assurance-vie et de votre maison. ». L’heroic fantasy est ouvertement mystérieuse, la bureaucratie vous dit que ses runes sont intelligibles.

Rappelez-vous : au prochain coup de cafard, évadez-vous dans un univers qui libère vos pulsions. Mais pour cela, n’oubliez pas de vérifier les clauses du contrat Netflix.

La révolution continue (bien).

Photo d’illustration: Utopia, par soapbeard. Un artiste britannique a eu l’idée de peindre l’ensemble du texte de l’Utopie de Thomas More sur un bâtiment désaffecté de Norwich…

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